Le quadruplé d’une société malade!

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La figure d?laiss?e, pourtant à mon sens de loin la plus int?ressante, est celle du khobsiste. Qu’est-ce donc un khobsiste ?
Je ne sais s’il est le plus dangereux de tous ou le plus mis?rable. ?chec personnifi? du système, il en est dans le même temps la victime et le complice. Un khobsiste est un hittiste qui occupe un emploi. Sachant que ce dernier est un ch?meur qui n’en est pas tout à fait un. Un ch?meur cherche du travail; le hittiste ne s’en pr?occupe pas vraiment. Nous pouvons d’embl?e souligner que ce n’est jamais par paresse. ?tat psychologique d’un produit social, le hittiste n’espère changer sa situation que rarement. Non parce qu’il ne le voudrait pas, mais parce qu’il ne sait point comment. Le khobsiste, qui peut parfois s’attribuer ou se voir attribuer le titre d’intellectuel ou d’universitaire – et il arrive donc qu’il soit une belle plume, ?crivain ou journaliste -, s’il ne travaille pas r?ellement, ce n’est point par incapacit? mais plut?t par l?thargie. La limite ultime de son ambition r?sidant dans le d?crochage de l’un de ces emplois que les alg?riens qualifient de “ragda wat-manger” (Litt?ralement : elle mange tout en ?tant endormie. Le proverbe qualifie les postes où l’on s’assure de toucher un p?cule sans avoir à travailler r?ellement).

Il est possible aussi de consid?rer le khobsiste comme un trabendiste très averse au risque. C’est pourquoi, à la diff?rence du vrai trabendiste, le khobsiste s’assure de “trabendiser” dans la l?galit?, avec les deniers publics ou les biens d’autrui. On nomme aussi le trabendiste, al-beznazi, du mot anglais business. Al-beznazi n’est finalement qu’un hittiste agit?. Il ne produit rien, il transige. Sa richesse ne trouve cependant jamais sa source dans la transaction elle-même. Elle provient plut?t du d?veloppement remarquable de ses habilit?s relationnelles. C’est sa facilit? à ?tablir des contacts dans toutes les administrations publiques, surtout celles cens?es le combattre, qui assure en effet au trabendiste les indispensables soutiens à son n?goce. Parler de ces contacts c’est, on l’aura compris, discourir sur le khobsiste et son r?le dans l’?conomie parallèle de l’Alg?rie. Aussi, il nous est ?galement permis de voir le khobsiste comme un terroriste civile, dans le sens de sournois. Il d?truit et les biens et les personnes mais sous le mode de l’inaction, de l’irresponsabilit?, du passe-droit et/ou du trafique d’influence.

Au d?part, la devise du khobsiste fait sienne le proverbe alg?rien qui dit : « hshisha talba m’isha », c’est-à-dire : courber l’?chine pour remplir le ventre (Litt?ralement : une herbe demandant une vie. C’est-à-dire, se la couler douce en ?vitant de faire trop de vagues). Mais petit à petit, le ventre du khobsiste prend toute la place : celle de son corps, de sa tête et de son esprit. Saint-Just disait : « Quand les pieds pensent, la tête marche ». Le khobsiste alg?rien aurait ?t? totalement en d?saccord avec lui, s’il ne l’accuserait tout simplement d’être tomb? sur la tête. Le khobsiste pr?fère l’autre proverbe alg?rien qui dit : « Quand le ventre se rassasie, il dit à la tête de chanter ». C’est que, aux yeux du khobsiste, si le système est mauvais, la r?volution est pire.

Le hittiste et le trabendiste adhèrent d’ailleurs tout à fait à cette position du khobsiste, mais pour des raisons diff?rentes : celle des premiers est une le?on apprise, celle du khobsiste est une attitude acquise. Les premiers ont compris, merci à Abassi Madani et au g?n?ral Toufik, qu’une r?volution n’est glorieuse que si elle est couronn?e de succès. Pour autant, leurs parents ajouteraient que cette le?on, si elle est juste, elle demeure incomplète. Pour ces anciens de l’Alg?rie fran?aise, même couronn?e de succès, et donc glorieuse, une r?volution n’est pas une lib?ration. Ou, plus pr?cis?ment, elle ne l’est qu’à moiti?. L’autre moiti? se perdant, s’?vaporant avec le khobz du khobsiste. A la limite, glorieuse ou pas, lib?ratrice ou non, la r?volution comme la concorde, le chaos et l’ordre, ne sont pour le khobsiste que des opportunit?s pour se r?aliser pleinement dans sa vocation de khobsisme.

Pour ?viter tout amalgame, il faut d’abord dire clairement qu’un khobsiste n’est pas n?cessairement un apparatchik du pouvoir. Ce dernier n’en est que l’une des versions. La plus pervertie sûrement, mais, tout de même, une version seulement parmi tant d’autres. Khobsiste, ?tymologiquement, vient du mot arabe khobz, qui veut dire pain. Tel dans le cas du hittiste, le ist implique ici une relation charnelle entre le qualifi? et le qualificatif. Le khobsiste a besoin de khobz, comme le hittiste a besoin du hit (mur en alg?rien) et le drogu? a besoin de drogue.

Il existe diverses autres caract?ristiques communes entre le khobsiste et les trois autres figures. Ils apparaissent dans des familles diverses : pauvres, moyennes ou ais?es financièrement. C’est dire que le khobsisme n’est pas une faim, mais la peur de celle-ci. Ce qui explique pourquoi il est difficile, sinon impossible de rassasier le khobsiste. Ce dernier n’est pas le Gavroche des Mis?rables, il s’apparente plut?t au melhouf, « que mille louches ne pouvaient rassasier », dont parlait feu al-Hadj M’hamed al-Anka dans sa Maknassia.

De même, le niveau d’?ducation des parents ou des frangins ne pr?munit nullement contre ces ?tats d’esprit. Le plus souvent, n?s dans une famille nombreuse vivant dans un appartement plut?t exsangue, ils sont les enfants de la houmma (le quartier). On retrouve dans le mot alg?rien houmma, la notion de protection et de refuge. Et il est vrai qu’en g?n?ral c’est dans ce lieu que nos futurs “istes” vivront leurs plus beaux et joyeux moments. Pourtant, c’est dans la houmma aussi, au milieu de leurs semblables, qu’ils subiront leurs premières blessures psychologiques. Notamment celles de leurs a?n?s qui leur apprendront par la parole et les actes, davantage par imb?cillit? que par machisme, qu’être un homme c’est se mesurer, et surtout battre, ses vis-à-vis et savoir prot?ger sa pudeur. Sexe et force deviennent ainsi pour ces jeunes enfants de ce quartier populaire, donc pour la quasi-majorit? des enfants de l’Alg?rie post-independance, deux valeurs structurantes de leurs rapports à l’autre, qu’il soit de même sexe ou de sexe oppos?.

Ce sont en partie ces valeurs que capte le fameux concept de la rajla (Rajla vient du mot rajal, synonyme de homme). Les attitudes machistes et agressives du rajla, envers les proches et les ?trangers, expriment en v?rit? sa peur de perdre ce qualificatif aux yeux des autres. Nous disons en partie, car une autre dimension constitutive de la vraie rajla, telle que repr?sent?e par le commun des alg?riens, s’inscrit dans la promptitude à porter secours aux faibles et aux d?sh?rit?s. L’absence de cette dernière dimension dans la pseudo-rajla du khobsiste fait de lui un pur hagar, la plus vile cr?ature dans la conscience populaire alg?rienne.

Mais c’est surtout à l’?cole que le khobsiste, comme ses trois autres concitoyens, perdra son savoir vivre et attrapera les tares de sa personnalit?. L’?cole alg?rienne est en effet le lieu par excellence de la p?trification de l’intelligence cognitive et ?motionnelle des enfants alg?riens. Dans ce lieu – j’allais dire diabolique – on cherche à “apprendre” à l’enfant un savoir et un comportement. Par la p?dagogie-de-la-punition qu’on privil?gie, l’enfant apprend, ou plut?t int?riorise, une attitude envers le savoir et des normes de conduite pour la vie. C’est ainsi qu’il apprend pour pouvoir ?viter une punition ; il oublie dès que celle-ci est absente. Il se comporte convenablement en pr?sence de son bourreau ; il gaffe avec plaisir loin de ses yeux. Au lieu de former un caractère, on forge ainsi un com?dien. En un mot, l’hypocrisie devient à la fois le modus vivendi et operandi de enfant, et par extension de l’adulte alg?rien.

Pour conclure, il est int?ressant de noter que, par ses comportements, le khobsiste repr?sente une des principales causes de la nature « exilique » du monde contemporain. Il est de fait le moteur d’une r?alit? centrifuge qui caract?rise les ex-colonies et qui les vident ainsi de leurs enfants. Il arrive par ailleurs au khobsiste d’immigrer lui-même vers des cieux plus cl?ments dans les pays du nord. Dans ces cas, le khobsiste quitte un pays mais non un style de vie. Aussi, le plus souvent, habituer à sucer le sang des membres de sa grande soci?t?, il trouvera ici les moyens de poursuivre son œuvre au d?triment des membres de sa petite communaut?. Parfois ouvertement et parfois plus subtilement, il vendra son ?me au diable tout en laissant croire que, s’il active dans des associations mono-ethniques nationales ou multiethniques religieuses, c’est pour servir la communaut?.

Bref, pour tout dire, le khobsiste c’est un peu moi après avoir r?dig? ce texte, et toi après l’avoir lu, quand nous ?teindrons nos ordinateurs pour aller vaquer à nos occupations, en plein modernit?, à Montr?al ou à Paris, le ventre plein et l’esprit tranquille.

Par Abdelaziz Djaout

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